Selon la législation en matière de marchés publics, les critères d'attribution d'un marché doivent permettre de choisir l'offre la plus intéressante d'un point de vue économique. L'insertion socioprofessionnelle peut-elle avoir un lien avec l'objet du marché ?
L’article 81 de la loi du 17 juin 2016 relative au marchés publics énonce que les critères d’attribution d’un marché doivent permettre au pouvoir adjudicateur de choisir l’offre économiquement la plus avantageuse de son point de vue.
A cet égard, il peut s’agir de « critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux et/ou sociaux liés à l’objet du marché public concerné ». Les critères d’attribution doivent, sans grand étonnement, avoir un lien avec le marché.
Comment ce lien est-il considéré par le Conseil d’Etat ?
Dans un arrêt n°255.878 du 22 février 2023 rendu dans le cadre d’un recours en suspension, le Juge administratif semble développer une interprétation à ce point restrictive, en ce qui concerne les clauses dites « sociales », qu’elle ne manque pas d’étonner.
En l’espèce, une commune initie un marché public de travaux ayant pour objet le marquage routier. Outre le prix et le délai de garantie de la peinture, le pouvoir adjudicateur détermine un troisième critère d’attribution qui lui permettra, de son point de vue, de choisir l’offre économiquement la plus avantageuse et qu’il intitule « Performances en matière d’insertion socioprofessionnelle des publics en difficulté ».
Un soumissionnaire évincé conteste la régularité de ce critère d’attribution au motif que l’objet du marché, tel que défini dans le cahier spécial des charges, « ne contient aucune référence à un souhait du pouvoir adjudicateur de favoriser l’insertion socioprofessionnelle en réalisant un effort de formation. Autrement dit, le pouvoir adjudicateur n’identifie pas un objectif social complémentaire à la simple réalisation de travaux ». Il s’agit donc d’un grief visant uniquement la forme des documents du marché, qui, dans la rubrique « objet du marché », ne contiennent pas, à côté de la réalisation de différents marquages, l’insertion socioprofessionnelle.
Deux constats peuvent être posés à cet égard :
-premièrement, le grief, tel qu’il est formulé, semble assez léger car purement formel, dès lors qu’il laisse entendre que si l’insertion socioprofessionnelle avait été inscrite comme objet du marché au même titre que la réalisation des marquages –sans qu’on n’en aperçoive réellement la plus-value-, ledit critère d’attribution aurait été licite ;
-deuxièmement, la limitation de la dépense communale et la durabilité des peintures ne sont pas repris non plus dans la rubrique « objet du marché » : ils ne sont pas pour autant remis en cause.
Le Conseil d’Etat dénie comme suit l’existence d’un tel lien entre le critère « social » et l’objet du marché : « Dans la mesure où un examen effectué en extrême urgence permet d’en juger, il n’apparaît pas que le critère d’attribution relatif aux 'performances en matière d’insertion socioprofessionnelle des publics en difficulté', tel que prévu par le cahier spécial des charges, puisse, d’une quelque manière, être considéré comme lié à l’objet du marché public en cause qui porte sur 'la pose de marquage routier'. La partie adverse ne donne, elle-même, aucune explication à ce sujet et, à la lecture du cahier des charges, on n’aperçoit pas en quoi le critère d’attribution litigieux apporterait une plus-value liée à l’objet du marché et permettrait d’identifier 'l’offre économiquement la plus avantageuse' du point de vue de la partie adverse. »
Il semble que le Juge administratif, quant à lui, ne se positionne pas sur la forme, mais bien sur le fond de la question. II considère, sous le couvert de l’urgence, que l’insertion socioprofessionnelle n’a aucun rapport avec l’objectif du marché, à savoir le marquage routier. Partant, il considère que le critère est illicite.
Il est permis de s’interroger quant à l’existence d’une confusion entre l’objet et le critère d’attribution dudit marché. Le marché n’a assurément pas pour objet de désigner un opérateur économique dont l’activité serait de faire de la réinsertion professionnelle.
Par contre, l’objet est de confier des travaux de marquage à un opérateur économique sur base de la définition que donne le pouvoir adjudicateur de l’offre économiquement la plus avantageuse. Il se fait qu’en l’espèce, la commune a souhaité, en vue de développer ses politiques, intégrer dans ce marché un critère qualitatif (objectif d’ordre social), au même titre que le critère du prix (objectif d’ordre financier) et le critère du délai de garantie des peintures (objectif de durabilité).
Cela semble correspondre au considérant 99 de la Directive 2014/24/UE du 26 février 2014, qui énonce : « Les mesures visant (…) à favoriser l’intégration des personnes défavorisées ou appartenant à des groupes vulnérables parmi les personnes chargées d’exécuter le marché ou à former aux compétences nécessaires pour le marché en question peuvent également faire l’objet de critères d’attribution ou de conditions d’exécution du marché, à condition d’être liées aux travaux, produits ou services à fournir en vertu du marché. Par exemple, ces critères ou conditions pourraient porter, entre autres choses, sur l’emploi de chômeurs de longue durée, la mise en œuvre de mesures de formation pour les chômeurs ou les jeunes au cours de l’exécution du marché à attribuer (…) ».
Il y aura lieu d’être attentif aux prochains arrêts du Conseil d’Etat pour saisir la portée -isolée ou non-de cette interprétation du lien entre le critère d’attribution d’ordre social et l’objet du marché.